Sacrifice
« Je veux être là quand tous apprendront soudain pourquoi les choses étaient ainsi. Sur ce désir de l’homme sont bâties toutes les religions de la terre, et moi, j’ai la foi. Mais cependant, voilà le cas des petits enfants : que ferai-je d’eux à ce moment là ? C’est un problème que je ne peux résoudre. Je le répète une fois de plus, il existe une quantité d’autres problèmes, mais je ne prends que celui là parce que ce que je veux dire devient alors d’une clarté aveuglante. Ecoute, si même nous devons souffrir pour payer de notre souffrance l’harmonie éternelle, pourquoi mêler à cela les enfants, dis-le moi, s’il te plait ? On ne voit absolument pas pourquoi il faut qu’ils souffrent, eux aussi, et paient, eux aussi cette harmonie de leurs souffrance. (…)
J’admet que les adultes soient solidaire dans le pêcher comme dans le châtiment, mais tout de même pas que cette solidarité s’étende aux petits enfants.
(…) C’est pourquoi je repousse résolument l’harmonie supérieure. Elle ne vaut pas une seule petite larme de ce petit enfant tourmenté qui se frappait la poitrine de son petit poing et priait le « bon Dieu » dans son trou puant ! Elle ne vaut pas ces petites larmes qui sont restées sans rachat et qui doivent être rachetées, sinon il n’y a pas d’harmonie possible. Mais comment les rachètera-tu, comment ? Est-ce seulement possible ? Veux-tu dire qu’elles seront vengées ? Mais que ferai-je de cette vengeance, moi, quel besoin ai-je de l’enfer pour les bourreaux, quelle réparation l’enfer peut-il offrir quand les victimes sont déjà mortes dans les souffrances ?
Et comment parler d’harmonie s’il existe un enfer ?
Je veux pardonner et embrasser, je ne veux plus de souffrances. Et si les souffrances des enfants servent à compléter la somme des souffrances nécessitées pour l’achat de la vérité, alors j’affirme d’ors et déjà que la vérité ne vaut pas ce prix. Et puis je ne veux pas, tout simplement, que la mère embrasse le bourreau qui fit déchirer son enfant par les chiens ! Elle n’a pas le droit de pardonner au tourmenteur son immense douleur de mère, mais elle n’a pas le droit de lui pardonner les souffrances de son enfant, quand bien même celui-ci les lui aurait pardonnées !
(...)Elle a été surfaite, cette harmonie, le prix d’entrée n’est pas pour notre poche. C’est pourquoi je dois rendre mon billet, et même le plus tôt possible si je suis un honnête homme. C’est ce que je fais. Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, Aliocha, c’est seulement son billet, que je lui rend très respectueusement.
(…) Imagine-toi que tu bâtis toi-même le destin humain dans le dessin de rendre les hommes heureux, de leur donner enfin la paix et la tranquillité, mais que pour cela il est nécessaire et indispensable de supplicier un seul être minuscule, tiens, ce même petit enfant qui se frappait la poitrine de son poing, et de fonder cette construction sur les larmes rachetées. Accepterais-tu dans ces conditions d’en être l’architecte ?
Non, je n’accepterais pas, dit doucement Aliocha.
Et admettrais-tu l’idée que les hommes pour lesquels tu bâtis acceptent de leur côté de recevoir leur bonheur du sang non racheté de la petite victime, ou que l’ayant reçu ils se sentent à jamais heureux.
Non, je ne peux l’admettre. »
Dostoïevski, Les frères Karamazov, Livre de poche, p.342